Ma perspective

Historien spécialiste de l'Amérique latine, j'observe l'actualité en y appliquant, quand la situation s'y prête, deux démarches concurrentes et complémentaires: une lecture historique du présent et une lecture politique du passé.

mardi 5 janvier 2010

Que fait Cuba sur la liste des États "terroristes"?

La politique cubaine des États-Unis a été un échec lamentable. Elle n’a jamais atteint son objectif premier : défaire et abattre la révolution qui a triomphé à Cuba en janvier 1959. Plusieurs analystes ont reconnu le fiasco. Des membres du Congrès ont réclamé des changements, ne serait-ce que pour la rendre plus efficace. L’administration Bush avait multiplié les mesures d'hostilité pour réaliser ce que ses devancières n’avaient pas obtenues. On aurait pu attendre mieux de l’administration Obama plus sensible à la complexité des situations, lui qui, en campagne électorale, prônait le dialogue avec les adversaires. Obama a certes annulé en avril 2009 des mesures qui restreignaient singulièrement les voyages et les transferts de fonds à Cuba pour les Cubano-américains vivant aux États-Unis. Mais sur l’essentiel – l’embargo ou le blocus – il a reconduit et maintenu tout l’appareil mis en place par ses devanciers. Ses services continuent d’imposer des amendes aux institutions (sociétés et banques étrangères) et aux particuliers qui violent l’embargo, de refuser des visas à des artistes, à des savants cubains invités à venir aux États-Unis.

Voilà que l’administration Obama inscrit Cuba sur la liste des 14 pays dont les ressortissants seront soumis à des contrôles spéciaux dans les aéroports des États-Unis. Washington inclut Cuba parmi les États qu'il accuse de "soutenir le terrorisme". Rien ne pourrait être plus contraire à la vérité. S’il y a un État qui a souffert du terrorisme depuis 1959, c’est bien Cuba. Ce sont plus de 3000 Cubains qui sont décédés et 2 500 qui sont demeurés handicapés à la suite d'actes de terrorisme perpétrés à Cuba, mais commandités, financés et planifiés depuis le territoire des États-Unis. Les victimes auraient été plus nombreuses sans la vigilance constante des services de sécurité cubains. Un avion de la Cubana de Aviación a explosé en vol au-dessus de la Barbade en 1976, entraînant la mort de 73 passagers. Le cerveau de cet attentat était un agent de la CIA, Luis Posada Carriles, qui vit librement à Miami, malgré ses liens démontrés avec plusieurs autres attentats et complots. Son compère, Orlando Bosch, a bénéficié du pardon de George H. Bush, son ancien patron à la CIA, devenu président des États-Unis. Cuba a souffert non seulement d’attentats, mais aussi de diverses formes de bioterrorisme qui ont consisté à introduire des maladies visant les humains (dengue), les animaux (fièvre porcine) et les plantes (rouille du tabac, de la canne à sucre). Fidel Castro a été la cible de centaines de complots, menés à divers stades, mais qui ont heureusement tous été déjoués. Pour Cuba, l'État "terroriste" par excellence ce sont les États-Unis!

Cuba a toujours dénoncé publiquement les calomnies, les actions et les projets des États-Unis à son encontre. Il n’a jamais baissé la garde, se révélant un adversaire conséquent des agressions de l’empire à son égard et à l’endroit d’autres pays. Mais il n’a jamais soutenu des actions terroristes contre les États-Unis ou un autre pays. Washington l'accuse d'héberger des membres de l'ETA, des FARC, sachant très bien que Cuba les a accueillis à la demande du gouvernement espagnol ou avec l'accord du gouvernement colombien. C'était aussi à la demande du gouvernement canadien que Cuba avait donné asile aux membres du FLQ en 1970. Cuba n'a jamais permis à ces groupes d'utiliser son territoire pour des actions armés contre d'autres pays.

Il y a plus. À plusieurs occasions, Cuba a offert sa collaboration au FBI pour faire obstacle à des complots dont il était la cible. Une information a servi à déjouer un projet d'assassinat contre le président Reagan. Cette collaboration s'est même retournée contre lui. Ainsi cinq de ses agents infiltrés dans les milieux criminels et violents de la Floride ont été arrêtés en 1998 et ont été condamnés à de longues peines de prison, totalisant ensemble plusieurs siècles. Or ils n’avaient commis aucun crime, se limitant à recueillir des renseignements afin de déjouer les crimes que préparaient les "anticastristes". Après le 11 septembre 2001, Cuba a réitéré à plusieurs reprises son offre de collaboration.

Les États-Unis se discréditent en incluant Cuba sur cette liste. Ils visent la mauvaise cible, gaspillant temps et ressources. La mesure, qui relève du profilage, est avant tout une réponse politique. L'inclusion de Cuba sur la liste nuit même à la crédibilité de la mesure. Les aéroports cubains prennent déjà très au sérieux la menace terroriste et ne sauraient servir de tremplin pour frapper les États-Unis. Cibler Cuba relève de la gesticulation hypocrite. L’administration Obama cherche-t-elle en incluant Cuba dans cette liste, sans aucun motif relié à l’objet de ces mesures -- la sécurité --, à justifier son animosité envers La Havane et l’immobilisme de sa politique hostile? Cette inclusion est-elle un geste politique pour rallier ses adversaires, républicains entre autres, à des votes en politique intérieure?

dimanche 3 janvier 2010

La paternité du président Lugo

Fernando Lugo a été élu à la présidence du Paraguay en avril 2008 et dirige le pays depuis le 15 août 2008. Soutenu par une coalition très large, l’Alianza Patriótica para el Cambio (APC), il a dû son succès à son travail comme pasteur engagé auprès des travailleurs et des paysans à l’époque où il était évêque du diocèse le plus pauvre du pays. Le Vatican l’a démis de sa charge épiscopale, à sa demande, puis l'a ramené à l'état laïque après son élection. Sa victoire a mis fin à 61 ans d'appropriation de la présidence par le parti Colorado, ce même parti qui avait cautionné la dictature du général Alfredo Stroessner de 1954 à 1989. Élu sur un programme progressiste, Lugo, qui ne dispose pas d’un parti propre, fait maintenant face à une formidable opposition au parlement. Certains analystes évoquent la possibilité qu’il puisse connaître le même sort que Manuel Zelaya, le président hondurien destitué par un coup d’État « légal ».

Ce qui retient l’attention des médias internationaux, c’est moins ses projets de réforme et les réactions qu’ils suscitent chez tous ceux qui auraient à perdre, par exemple, d’une réforme agraire, qu’une histoire de mœurs. Les médias locaux et internationaux font leurs choux gras de la supposée paternité généreuse de l'ex-évêque. Fernando Lugo a reconnu en avril 2009 être le père d’un garçon de deux ans, fils d’une femme âgée de 25 ans. Puis en novembre, sa nièce a parlé d’une fille âgée de 19 ans. Les médias s'emploient à lui trouver d'autres enfants. La presse évoque la possibilité qu’il ait procréé 17 enfants. Des demandes pour des tests d’ADN ont été déposées par des femmes. Certaines les ont retirées par la suite, disant avoir été soumises à des pressions par des avocats pour effectuer ces demandes.

On peut déplorer la conduite de l’ecclésiastique Lugo qui a enfreint des règles d’abstinence sexuelle propre à son état. Qui suis-je pour lui jeter la pierre, moi qui rejette cette position de l’Église, une position qui n’est apparue qu’après l’an mil. Comme historien, je sais aussi combien l’Église a exploité le péché et la répression de la sexualité comme moyen d’asseoir son contrôle des esprits. Lugo fut-il hypocrite dans sa conduite publique : dénonçant la sexualité des autres, tout en soumettant des jeunes femmes à ses pulsions? Seule une connaissance de sa pastorale, de ses sermons, permettrait d’en juger. Une chose est sûre : c’est par la dénonciation du péché social (l’injustice, la pauvreté) qu’il s’est illustré.

Indépendamment de ce que fut la conduite sexuelle de Fernando Lugo alors qu'il était évêque, on doit voir dans cette campagne une tentative de la part de la droite pour le discréditer et l'empêcher de se consacrer à ses tâches de président.

Cet épisode interpelle cependant l'historien dans la mesure où il révèle un comportement masculin profondément ancré au Paraguay depuis le 16e siècle. On disait que cette région autour d'Asunción qu’elle était le "paradis de Mahomet" en raison des unions de fait et les nombreuses naissances illégitimes résultant des amours entre les conquérants et colons espagnols et les femmes guaranis. La guerre de la Triple Alliance (1864-1870) – opposant le Brésil, l’Uruguay et l’Argentine au Paraguay -- a fourni un autre contexte tout à fait singulier. Plus des trois quarts de la population paraguayenne y perdit la vie. Il restait très peu d’hommes parmi les 300 000 survivants. Les hommes survivants transformèrent donc leur fonction reproductive en devoir patriotique. Comme pour le Larousse, on peut dire qu’ils semèrent « à tous vents ».

Ce comportement a perduré. Le Paraguay est un cas extrême. Sept Paraguayens sur 10 n’ont pas de père reconnu. Le tiers des ménages ont une femme pour chef unique. Le père féconde, la mère accouche et élève. Le président Lugo est en bonne compagnie : des 52 présidents qu’a eus le pays, huit étaient des fils illégitimes et 17 ne reconnurent pas leur progéniture. Lugo peut donc donner l’exemple en reconnaissant ses enfants (à coup de tests d’ADN) et en versant des pensions. On peut penser que c’est son état passé qui l’empêche de jouer franc jeu dans cette démarche. Il devrait plutôt aller au bout de sa démarche et contribuer à changer les hommes pour en faire des pères responsables. Un groupe musical a lancé une chanson qui est devenue un tube. On y chante : « Lugaucho a du cœur, mais il n’a pas de capote ». Lugo s’est comporté comme un gaucho, l’homme des campagnes.

samedi 2 janvier 2010

La bataille autour de la mémoire au Chili



Je reviens d'un court séjour au Chili où j'accompagnais un groupe de touristes québécois. Notre guide local (né vers 1963) a abordé à quelques reprises l'expérience de l'Unité populaire et celle de la dictature. Son interprétation, tout en reconnaissant qu'elle n'était pas partagée par tous les Chiliens, n'était pas favorable à l'Unité populaire. Elle a indisposé quelques voyageurs sensibilisés à la question au moyen, entre autres, des textes qui fuguraient dans le recueil que j'avais préparé et remis avant le voyage. J'ai jugé bon de m'exprimer sur le sujet dans le texte qui suit.

(mausolée de S. Allende, Cementerio General, Santiago)

L’épisode du gouvernement de l’Unité populaire (1970-1973) a divisé les Chiliens pendant et encore plus après. Salvador Allende avait été élu avec 36,5 % du vote populaire. Un tiers de l’électorat avait donc voté contre lui, pour le candidat de la droite, Jorge Alessandri. La droite a tenté d’empêcher que le Congrès ne le désigne président, notamment en enlevant un général (Schneider) connu pour ses positions constitutionnalistes.

Les politiques de l’UP ont divisé les Chiliens, mais la réaction à ses politiques a encore fait plus de mal. La réaction visait à déstabiliser le gouvernement et à lui arracher des électeurs aux élections de mi-mandat en mars 1973. Ce fut un échec puisque l’UP améliora sa représentation. Dès lors, le coup d’État devint la seule voie pour le chasser du pouvoir.

Le coup d’État et la dictature ont laissé de profondes cicatrices chez les Chiliens. Plus de 35 ans plus tard, les Chiliens sont divisés sur le passé encore plus que sur le présent. Car une majorité voudrait oublier ce passé au nom d’une « Réconciliation ». D’autres exigent la vérité, des réparations; ils entretiennent la mémoire.

Le Chili actuel est engagé dans un difficile processus de réconciliation nationale. Cela concerne les partis. La Concertation réunit deux partis qui furent des adversaires sous l’UP (le Parti socialiste et la Démocratie chrétienne), mais le Parti communiste n’en fait pas partie.

Toute commémoration rappelle les divisions du passé. En 2003, le gouvernement avait prévu deux cérémonies, le 10 sept. pour évoquer le souvenir d’Allende en tant que défenseur des institutions démocratiques et le 11 sept. pour célébrer les valeurs républicaines.

Mais les anniversaires peuvent fournir l’occasion d’une autocritique. Des dirigeants du MAPU et du PC (qui firent partie de l’UP) ont reconnu des erreurs : avoir tenté une transformation du Chili sans disposer d’une majorité, avoir tenu des discours incendiaires sur la lutte de classes. La droite est plus engoncée. La Marine a reconnu récemment que la torture avait été pratiquée sur le navire-école Esmeralda.

Un documentaire tourné par des étudiants en journalisme, El diario de Agustin, a rappelé le rôle qu’avait tenu le doyen des journaux chiliens C’est une enquête sur les mensonges, les silences complices et la désinformation du quotidien El Mercurio à travers certains épisodes des 40 dernières années : par ex., l’affaire des 119 disparus qu’on a voulu faire passer pour des victimes de règlements de compte au sein des gauchistes, la militante communiste Marta Ugarte transformée en victime d’un meurtre passionnel, dans les deux cas des opérations pour camoufler des assassinats politiques auxquels participèrent des journalistes, agents volontaires et complices des services de sécurité de la dictature (DINA).

Selon les chiffres officiels, divulgués lors d’enquêtes après 1990, 3186 personnes ont été tuées par la dictature, y compris 1197 disparues. Steve Stern cite un autre bilan (Remembering Pinochet’s Chile. 2004, xxi) : entre 3500 et 4500 morts ou disparus, entre 150 000 et 200 000 détenus pour motifs politiques, plus de 400 000 individus torturés.

Deux Chiliens sur cinq croient pourtant que le coup d’État fut une « mission de sauvetage », une attitude que reflétait notre guide chilien qui se déclarait pourtant « apolitique ». Cette attitude n'est pas seulement celle de ceux qui comprennent où se situent leurs intérêts. Elle découle d'un travail effectué par la dictature qui a su susciter une adhésion chez ceux qui ne furent pas les vainqueurs. Il y eut manipulation de la mémoire, en bloquant l’accès à l’information, en effaçant les traces. Le régime Pinochet utilisa des euphémismes, recourut au mensonge, à la propagande. Les médias (tels Mercurio) ont pu servir de relais à l’État, plus puissants encore, car en apparence plus neutres. L’application de la grille binaire a joué son rôle en opposant les bons/les mauvais, la liberté/les subversifs.

Pour l’historien que je suis, il est impossible d’être neutre devant des événements et un processus aussi extrêmes. Chaque camp a commis des erreurs, a contribué au dénouement, mais en fin de compte on doit porter un jugement en fonction de normes fondées sur la justice, le droit, la morale. Or sur ce plan Allende et Pinochet ne peuvent être renvoyés dos à dos, l’Unité populaire ne peut être assimilée à son contraire, la dictature, avec son cortège d’assassinats, ses répressions, ses privatisations. L’Unité populaire a voulu améliorer le sort des plus pauvres, des travailleurs, etc. Si ses politiques n’ont pas atteint leur objectif, ce fut d’abord et avant tout en raison de la réaction égoïste des puissants et de ceux qui les suivirent faute d’avoir compris qu’ils soutenaient des profiteurs, qu'ils défendaient des intérêts étrangers, voire contraires, à long terme tout au moins, aux leurs et à ceux de la majorité.

Depuis le retour à la démocratie (en 1990), une ouverture s’est faite. Les deux premiers gouvernements ont préféré mettre l’accent sur l’économie. Le gouvernement Lagos (2002-2006) déclara : « No hay mañana sin ayer » (pas de demain sans hier). Michelle Bachelet alla plus loin : elle annonça la création du Musée national de la mémoire, dont l’inauguration se fera en 2010. On fournit un support matériel à la mémoire en reconnaissant des « lieux de mémoire ». Parmi les lieux de mémoire, on érigea une statue à Allende sur Plaza de la Constitución aux côtés des statues de Frei, d’Alessandri, de Portales. La droite accepta à condition qu’on érige une statue à Jaime Guzmán, idéologue du régime Pinochet (inaugurée en oct. 2008).

La mort de Pinochet le 11 novembre 2006 (ironiquement, en cette journée des droits de la personne!) vit deux manifestions opposées mais séparées: marche de deuil pour ses fidèles et célébrations de joie pour ses opposants.

La « Réconciliation » est un terme controversé, banni du vocabulaire politique à partir de 2003, au profit de « réparations ». Le déficit de justice est trop grand. Selon les chiffres auxquels l'agence AP a eu accès, 769 agents ont été poursuivis pour assassinat et autres violations des droits de l'Homme pendant ces années. Or au 31 août 2009, il avait eu seulement 276 condamnations. Des conscrits sont disposés à parler en échange de la clémence (suivant le principe de l’« obéissance due »). Ces témoignages aideraient à retrouver les dépouilles des morts et disparus (moins de 8 % ont été retrouvés [moins de 250 sur 3200 disparus selon les organismes].

L’organisation « Hijos » rassemble des enfants d’ex-prisonniers politiques, morts ou disparus. Elle s’opposa par une grève de faim au pacte d’impunité qu’avait offert le prés. Lagos en échange de témoignages. Le groupe Funa se veut une réponse à l’impunité, enquêtant pour démasquer des bourreaux qui vivent dans l’impunité (on affiche la photo du funao sur sa maison ou son lieu de travail avec une description du crime, à l’occasion d’une marche. On vise à le faire ostraciser par ses voisins). La Funa a ainsi démasqué l’assassin de Victor Jara, Edward Dimter Bianchi. Victor Jara, le chanteur engagé qui fut torturé et assassiné par la junte, a reçu une sépulture officielle en décembre 2009, 36 ans après son meurtre.

L’histoire enseignée est souvent un révélateur des problèmes qu’a une société avec sa mémoire et son passé. Au Chili, sous la dictature, le cours d’histoire s’arrêtait en 1969. Or après 1990, le gouvernement a tenté d’accoucher d’une version de la période 1970-1973 qui fasse consensus et qui aide à la cohésion, mais il s’est heurté à la droite, à l’Église et aux forces armées. On n’a pu s’entendre sur un contenu minimal obligatoire. Le manuel de 6e (primaire) propose une version châtrée : il y avait crise, polarisation, il y eut intervention militaire, interruption de la vie démocratique. Et encore là la droite protesta!