Plusieurs pays d’Amérique latine ont célébré en 2010 le bicentenaire de leur indépendance. Dans la grande majorité des cas, ce qui se produisit en 1810 ne fut qu’une étape dans un processus qui mena à l’indépendance. L’indépendance ne fut déclarée que plusieurs années plus tard, en 1813, en 1816, en 1818, en 1821, selon les pays. Il fallut parfois des années avant que cette déclaration ne devinsse exécutoire, irréversible, par la défaite des forces qui s’opposaient à la rupture des liens avec la métropole. L’Espagne mit en outre des années, sinon des décennies, à reconnaître les nouveaux États issus des anciens vice-royaumes d’outre-mer.
Le texte qui suit a été présenté à une conférence organisée par José del Pozo à l’UQÀM le 8 novembre 2010 : « À 200 ans de l’indépendance de l’Amérique latine ». Y participèrent Jean-François Bélisle, Dép. d’histoire, Université d’Ottawa, « Mémoire et histoire : les indépendances furent-elles des révolutions? »; Claude Morin, Dép. d’histoire, Université de Montréal. « De l’autonomie à l’indépendance : les indépendances furent-elles prématurées? »; José del Pozo, Dép. d’histoire, UQÀM. « Amérique latine, de la naissance dans la fraternité à la fragmentation. Pourquoi le rêve bolivarien ne s’est pas réalisé? »
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Claude Morin
« De l'autonomie à l'indépendance: les indépendances furent-elles prématurées? »
Résumé
Il y a d'abord la crise de la monarchie espagnole découlant de l'occupation de l'Espagne. Cela pose le problème de l'autorité et de la représentation: qui est dépositaire de l'autorité? Les créoles réclamaient l'autonomie au sein de l'empire. La métropole ne voulut pas faire de concessions pour reconnaître une égalité. Un enchaînement de circonstances et une maturation des idées menèrent à la proclamation de l'indépendance suivant une chronologie variable. L'indépendance n'était pas au départ, mais elle est l'aboutissement d'un enchaînement. Je crois que les indépendances proclamées entre 1810 et 1824 furent prématurées. De là découlent bien des maux qui affligèrent l'Amérique latine au XIXe siècle.
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Mon intervention reprend une vieille idée et la revisite en faisant appel à des travaux récents. En 1964, P. Chaunu, dans un chapitre de son ouvrage, L’Amérique et les Amériques, comparait deux processus d’indépendance, celle des États-Unis et celle de l’Amérique latine. Il concluait, avec son sens aigu de la formule, que l’indépendance de l’Amérique latine était une « erreur chronologique ». Elle s’était faite à contretemps, au mauvais moment. « Quand la rupture surgit, rien n’est prêt. Il faut un concours extravagant de circonstances pour déchaîner la série de guerres civiles que sont en Amérique hispanique les guerres d’indépendance. » (p. 204) D’où la question qui coiffe mon intervention : les indépendances furent-elle prématurées?
Des travaux récents (José Carlos Chiaramonte, Jaime Rodríguez, José María Portillo) sont venus conforter cette idée. C’est le processus de crise et de fracture de la monarchie espagnole qui rendit possible la naissance des nations latino-américaines. La nation découlerait de l’indépendance plutôt qu’elle n’en constituerait l’origine. Cette position prend à revers la position des historiens « patriotiques » du XIXe siècle qui partaient de l’idée que la nation préexistait à l’indépendance. Ces derniers expliquaient la rupture comme la libération du joug colonial, et particulièrement face aux abus les plus dérangeants nés du réformisme bourbonien.
Ces auteurs ont mis en lumière l’importance centrale qu’occupe la notion d’autonomie dans le processus qui aboutit aux indépendances. Plus que la liberté, les créoles recherchaient l’égalité. Voici comment l’un des auteurs, Jaime Rodríguez, décrit la situation: “L’égalité était le principe sur lequel insistaient les leaders du Nouveau Monde dans la période consécutive à la crise de la Monarchie espagnole en 1808. En fait, la majorité de ces leaders réclamaient l’égalité plutôt que l’indépendance. Ils recherchaient l’autonomie et non la séparation d’avec la Couronne espagnole. Cette distinction est cruciale parce que lorsque les documents de l’époque emploient le mot « indépendance », ils entendent généralement « autonomie ». C’est seulement quand le gouvernement en Espagne refusa de reconnaître leur demande pour l’autonomie que la majorité des Américains optèrent pour l’émancipation. »
Mais revenons au théâtre et aux événements qui enclenchent le processus.
Le théâtre, c’est l’Europe à l’époque des guerres révolutionnaires et napoléoniennes. L’Espagne subit les contrecoups de ces guerres. Les liaisons maritimes sont perturbées avec ses colonies. L’état des finances publiques impose des ponctions additionnelles sous la forme d’impôts forcés. En 1808, les troupes napoléoniennes occupent la péninsule. Charles IV doit démettre son ministre Godoy accusé d’être un afrancesado (francophile). Puis il abdique au profit de son fils Ferdinand VII; celui-ci, fait prisonnier par les Français, doit à son tour abdiquer au profit de Joseph Bonaparte. Les élites et les Conseils accepteraient ce transfert, mais le peuple espagnol réagit. Il s’insurge contre l’usurpateur et l’occupant français. Une crise du pouvoir s’ensuit. L’autorité venait du Roi. Les lois étaient royales. Or la monarchie se retrouve désormais sans monarque légitime. Le vide donne lieu à des manifestations de diverses tendances. Des juntes se forment dans les villes espagnoles. Ces institutions provisoires rejettent la légalité de la cession du pouvoir royal des Bourbons à Napoléon. Elles se considèrent dépositaires de la souveraineté des rois. Ces juntes n'étaient pas des instruments révolutionnaires puisque leurs objectifs étaient conservateurs.
Le problème de vacance du pouvoir se pose également mais différemment en Amérique. Qui est dépositaire de l’autorité, de la souveraineté? Mais surtout quelle est la relation qui doit s’établir entre les institutions en Amérique et les juntes en Espagne? Tous les acteurs répudient l’usurpation et déclarent leur loyauté envers Ferdinand VII. Mais il y en a qui entendent profiter des événements pour négocier les termes de la dépendance avec la métropole. Le contexte s’y prête à plus d’un titre. Les événements en Europe alimentent en effet un climat d’effervescence déjà fortement animé par la circulation des idées, les tentatives de réformer l’administration dans les colonies américaines (et le mécontentement que suscitent les réformes bourboniennes). Entre 1808 et 1810, on assiste dans les territoires américains à une succession de gestes politiques nouveaux : des réunions de citoyens dans certaines municipalités (les cabildos), des complots contre les autorités, des élections de délégués aux juntes en Espagne. Les conseils municipaux jouent un grand rôle car ils sont un embryon de gouvernement représentatif. Les autorités en place collaborent ou résistent. Les principaux acteurs sont des créoles: des intellectuels, des ecclésiastiques, des juristes, des marchands, des officiers. Ces acteurs souhaitent participer davantage au gouvernement local face à la prépondérance des péninsulaires. Les péninsulaires se retrouvent très majoritairement dans le camp des inquiets, des opposants. Ils défendent le statu quo qui les avantage. D’un côté, il y a les autonomistes, de l’autre, les absolutistes.
En somme, la première réponse en Amérique aux événements en Espagne est de nature loyaliste. La captivité du Roi autorise l’exercice du pouvoir en son nom. Les créoles invoquent l’idée d’un pacte. Ce pacte les lient avec le Roi et non avec des institutions nouvelles (conseil de Régence, Junta Central de Séville), ni avec la nation espagnole. Les créoles voulaient neutraliser les prétentions des péninsulaires et détenir le contrôle des affaires locales, à la façon des habitants de chaque royaume en Espagne. Ce n’est pas un saut dans le futur, mais un retour au passé, aux traditions, aux fueros. On se situe dans une ligne autonomiste. On discute de la « vieille constitution », on retourne aux textes et pratiques du Moyen Âge, avant la centralisation dans la péninsule, donc avant la conquête; en Amérique, on se souvient de l’autonomie qui régnait avant les réformes bourboniennes. Il n’est pas question de rompre le lien colonial ni d’abolir la monarchie au profit de la république. Les acteurs n’ont pas l’impression de faire une « révolution ».
On a un beau cas au Río de la Plata. Ce que l’on a appelé “la Révolution de Mai” (25 mai 1810) ne fut pas à ses débuts un mouvement d’indépendance. La majorité des participants se limitait à obtenir dans l’immédiat la plus grande autonomie possible pendant qu’elle attendait le dénouement final de la crise en Espagne. Prudemment, ils gardaient toutes les options ouvertes. On agissait en représentation de la souveraineté du monarque. L’indépendance ne résulta pas d’un projet. On en vint à proclamer l’indépendance en 1816 en réaction à des circonstances dérivées de la crise de la monarchie espagnole engagée en 1808 et sous la pression de José de San Martín qui travaillait à former à Mendoza une armée pour libérer le Chili. Le gouvernement formé en mai 1810 était provisoire. Les acteurs n’étaient pas conscients qu’il faisait un pas vers l’indépendance.
Pourtant, moins de 20 ans plus tard, toute l’Amérique espagnole, à l’exception de Cuba et de Puerto Rico, aura déclaré son indépendance et formé plusieurs républiques. Et le mouvement de fragmentation se poursuivra jusque vers 1840.
Le processus qui a mené à l’indépendance à partir de 1810 a connu des variations. L’Amérique espagnole était diverse en dépit de son appartenance à un même système. Cette diversité lui venait de la position hiérarchisée des parties dans l’empire : ainsi la Nouvelle-Espagne et le Pérou n’étaient pas le Río de la Plata. La diversité tenait également ou plus à la composition socio-ethnique des territoires : ainsi la composante africaine (et l’esclavage qui s’y rattachait) était très importante dans les territoires de la Caraïbe; ailleurs c’était la composante autochtone. La peur sociale des dominants fut une variable clé. Les élites créoles au Pérou avaient vécu vers 1780 un grand soulèvement indo-métis.
On peut distinguer deux théâtres en Amérique. Au cœur de l’empire, dans les deux vice-royautés les plus anciennes et les plus riches, l’indépendance sera postérieure à 1820. Elle résultera au Mexique d’un pacte, d’une coalition (le Plan d’Iguala) comptant des monarchistes, des républicains, des rebelles, des constitutionnalistes. Le Pérou sera libéré grâce à l’intervention d’armées venues du nord (Venezuela) et du sud (Argentine, Chili). Au Nord et au Sud, à la périphérie, l’indépendance sera acquise un peu plus tôt, à compter de 1816, mais à travers des guerres qui prennent souvent l’allure de guerres civiles.
Un moment important sur la route de l’indépendance est la Constitution espagnole de 1812. La constitution de Cadix montre un malentendu. En Espagne, les libéraux voient en elle le cadre pour une monarchie constitutionnelle où le gouvernement se veut représentatif d’une nation formée d’individus. On convoque à des élections à l’échelle de l’empire. En Amérique, la lecture est différente. Les élites créoles rêvaient de devenir des membres égaux d’une fédération hispanique. Les autonomistes considéraient l’empire comme un ensemble de royaumes. Or les libéraux espagnols les traitent en inférieurs. Les Américains n’ont pas une représentation égale aux Cortés, car le nombre de délégués américains ne correspond pas à la population. Mais en même temps, signe du poids du passé, les Américains élisent leurs délégués selon une logique corporatiste (en fonction du statut) plutôt que libérale (un individu/un vote). Cela favorisera l’élection des vieilles élites. Un effet durable de la constitution de 1812, comme l’ont démontré les travaux d’Antonio Annino, est la montée des pouvoirs locaux (les pueblos). Les institutions locales, parce qu’elles sont élues, se considèrent souveraines. Les futurs États nationaux devront se construire en limitant cette forme de citoyenneté active. Ils devront se construire face à des territoires qui prétendent à une autonomie. Voila la source d’un grand paradoxe.
Je terminerai par quelques considérations sur l’indépendance du Mexique. D’une part, il se trouve que c’est le pays que je connais le mieux. D’autre part, le Mexique offre une particularité : à l'époque des guerres d'indépendance en Amérique espagnole, le Mexique est seule région d'Empire où ces guerres démarrent et persistent par une participation massive (et violente) des ruraux. L’indépendance fut proclamée deux fois, en 1813 et en 1821. Entre les deux il y a une discontinuité que l’historiographie et la rhétorique officielles a cherché à occulter.
Les événements de 1808 divisent les diverses autorités et pouvoirs. Un groupe mené par l’Ayuntamiento de Mexico et le vice-roi prétend gouverner au nom de Ferdinand VII. Mais un autre groupe, formé de péninsulaires, autour de l’Audiencia, organise un coup d’État, arrête le vice-roi et ses partisans, au profit d’un vice-roi émanant des autorités espagnoles. Les autonomistes se sentent persécutés et conspirent pour le rétablissement d’un gouvernement provisoire dans lequel les créoles et les péninsulaires seraient également représentés.
Découverts par les autorités absolutistes, les conspirateurs improvisent une insurrection en septembre 1810. C’est l’origine du Grito, ce rituel qui inaugure annuellement la célébration de l’indépendance. De fait, l’insurrection de 1810 s’alimente à deux projets contrastés, sinon opposés. Les patriotes créoles, en lutte contre les péninsulaires, mobilisent les masses, faute de mieux, après que le complot fût éventé. Au départ il s’agit plus d’une quête d’autonomie que d’un projet d’indépendance qui ne sera énoncé qu’en 1813, même s’il y a parmi eux des patriotes qui aspirent à s’emparer de l’État et en maîtriser les attributs. Les rebelles populaires pour leur part n’ont pas les mêmes références. Ce sont essentiellement des ruraux, alors que les créoles sont des citadins. Pour les premiers, l’autorité prend la forme d’un monarque qu’ils voient circuler parmi eux. Le roi est un protecteur á qui ils peuvent faire appel dans leurs différends avec les puissants. Leur vision du monde est communautaire. Le sentiment patriotique, national ne les habite pas. Leur violence, de nature prépolitique, s’abat sur l’élite et particulièrement sur les péninsulaires, mais des créoles en font également les frais. Ils contestent les bouleversements qu’ils subissent en rapport avec les réformes bourboniennes qui attentent à des droits et pratiques traditionnels. L’insurrection ferait donc converger ou juxtaposer deux mouvements. On a affaire «en bas» à un mouvement millénariste, traditionaliste, passéiste, alors qu’«en haut», les créoles sont portés vers l’avenir, la nation, la république, la citoyenneté, une nouvelle source de légitimité. Devant la violence populaire, la majorité des créoles prendront peur et appuieront les forces royalistes dans l’écrasement de l’insurrection.
L’insurrection fut à court terme un échec consumé dès 1815 : seules subsistaient en 1820 quelques poches de résistance assimilée à du banditisme. L’indépendance sera proclamée en 1821 par une coalition (réunie dans le Plan d’Iguala) qui voulait marginaliser les insurgés politiques et exclure ceux qui avaient lutté pour les autonomies populaires durant près d’une décennie. Le Plan d’Iguala unissait les dominants, des péninsulaires, des officiers, des propriétaires, des intellectuels. Vicente Guerrero, le dernier chef rebelle, apportait une caution populaire. Le Plan d’Iguala permit une transition ordonnée à un gouvernement mexicain, mais il prétendait mettre sur la touche les rebelles populaires et limiter la participation populaire dans l’exercice de la souveraineté. L’indépendance de 1821 découla d’une union basée sur l’exclusion des communautés et de ceux qui avaient menacé la propriété et l’ordre à partir de 1810.
Les luttes que connut le Mexique après 1821 pour forger une structure politique, pour équilibrer les pouvoirs central, régionaux et locaux, pour créer la richesse et améliorer le sort du peuple, pour résoudre les conflits culturels furent davantage un héritage de l’insurrection dans les forces qui l’animaient qu’elles ne dérivèrent de l’indépendance forgée par le pacte d’Iguala. L’insurrection avait révélé la peur que les rebelles d’en bas pouvaient faire naître chez les dominants. Vainqueurs, les créoles mexicains s’en prendront aux communautés, vestiges d’un passé qu’ils veulent abolir pour assurer le progrès. Ce sera source de plusieurs révoltes jusqu’à la Révolution de 1910. L’autonomie municipale, en reflux depuis 1860, fut une des réclamations de la Révolution de 1910. Le Plan de San Luis Potosí, lancé par Francisco Madero, avait trois points : « sufragio efectivo, no reelección, municipio libre ».
Conclusion
L’indépendance des colonies espagnoles est la conséquence d’un concours de circonstances politiques et militaires en Europe qui produisent des effets en Amérique. Certes ces événements produisent un effet d’accélération. Mais on ne peut dire qu’elle est le couronnement d’un processus de maturation politique. La volonté de rupture est plutôt un aboutissement imprévu. La conscience nationale est limitée en 1810 à une minorité créole d’autant plus timorée qu’elle trouve devant elle des masses hétérogènes incontrôlables. Les créoles du Pérou le savent bien ayant le souvenir des soulèvements de 1780-81. Les créoles du Mexique en feront l’expérience avec l’insurrection populaire que dirigèrent Miguel Hidalgo et José Morelos. Le sentiment national mettra du temps, plus d’un siècle, à se forger et à devenir une réalité collective, populaire. L’éducation y contribuera beaucoup, puis l’avènement des médias de masse, tels le cinéma, la radio.
Je crois que les indépendances proclamées entre 1810 et 1824 furent prématurées. Elles n’étaient pas portées par un projet capable de rallier les majorités et de représenter leurs intérêts. Seule une minorité était en position d’en tirer parti. De là découlent bien des maux qui affligèrent l'Amérique latine au XIXe siècle. Des gouvernements illégitimes, une instabilité endémique, des finances publiques hypothéquées par des guerres internes, le caudillisme, des élites socialement irresponsables, le racisme à l’endroit des peuples de couleur, une obsession pour imiter les institutions et les modes d’ailleurs.
vendredi 12 novembre 2010
jeudi 21 octobre 2010
Les mineurs chiliens -- du spectacle à la réalité
J'ai suivi avec émotion le sauvetage des mineurs de Copiapo. Je crois que le Chili a donné un bel exemple de solidarité et d'unité dans l'adversité ainsi que de savoir-faire. Les Chiliens ont raison d'être fiers.
Une tâche énorme attend les autorités et les puissants: offrir des conditions de travail dignes à tous les travailleurs, et pas aux seuls mineurs. Puissent les chefs d'entreprise tirer les leçons de ce drame qui a tenu en haleine le Chili, mais aussi la planète. La solidarité sociale du haut vers le bas est plus facile à proclamer qu'à réaliser, car les graves inégalités entre les classes jouent contre elle. En revanche, la solidarité horizontale semble plus naturelle entre gens que rapprochent les conditions de vie.
Oui, on doit se réjouir pour ces 33 mineurs et leurs familles. Mais on doit aussi être critique. D'abord cet éboulement n'aurait jamais dû arriver. Au fond, l'État chilien (et ceux qui ont travaillé au sauvetage) n'ont fait que réparer les pots cassés. On peut même penser que Sebastián Piñera a exploité la situation á son avantage. Confiant (c'est un spéculateur, donc un gambler, quelqu'un qui prend des risques calculés), il fait du sauvetage auquel il croyait -- ses conseillers techniques ont dû le rassurer -- une opération de relations publiques à l’interne et à l’externe. Il a su transformer un fiasco (l'accident) en un succès en en mettant plein la vue (en médiatisant au maximum, en gonflant le suspense) pour le public chilien et international. Il est incroyable que ce sauvetage ait suscité autant d'émoi en direct, en continu. On peut soupçonner la manipulation. Piñera a créé un événement. Sur place ce fut un "reality show". Il a transformé des victimes en héros. Il a joué sur la fibre nationaliste au maximum. Oui le Chili a sauvé "ses 33 mineurs", mais c'est l'incurie, l'irresponsabilité, la cupidité des entreprises et la complicité de l'État qui les a d'abord exposés à la mort.
N'oublions pas qu'il y a eu plus de 191 000 accidents de travail au Chili en 2009, dont 443 morts. Au premier trimestre de 2010, il y eut 155 morts. En matière de sécurité, le Chili n'a pas de raison de pavoiser. On fait grand cas des 33 mineurs sauvés pendant que des travailleurs meurent dans les usines, sur les chantiers de construction, sur les bateaux, dans la forêt. Et que dire des salaires?
Piñera va pouvoir surfer sur la vague quelque temps. Mais j'espère que la réalité va le rattraper et faire craquer cette "image". Il en faudra plus pour transformer le "Chili, inc."
Ayant travaillé deux étés dans un mine dans mon village natal, j'étais sensible au drame et me réjouis du sauvetage. L'émotion passée, il faut voir la réalité comme elle est.
Le parcours de Piñera, son ancrage à droite, ses complicités passées, son idéologie d’entrepreneur qui croit au néolibéralisme, sa quête d’investissements étrangers et de séduction des investisseurs n’augurent en rien d’une transformation du Chili. Plusieurs mineurs ont fait étalage de leur foi, de leur religiosité. Piñera en a ajouté remerciant Dieu pour le succès de cette « libération ». Il a déclaré à plusieurs reprises que ce drame avait changé le Chili. Il ne fait pas de doute que les travailleurs, à commencer par les mineurs, vont réclamer des changements dans les conditions d’exploitation des mines. Cet incident a éveillé la conscience de tous les travailleurs. Oui, sur ce plan, le Chili a changé. Voyons comment et jusqu’où le patronat et l’Etat sauront répondre aux demandes légitimes des travailleurs. Rappelons que le code du travail imposé sous la dictature est toujours en vigueur.
Une tâche énorme attend les autorités et les puissants: offrir des conditions de travail dignes à tous les travailleurs, et pas aux seuls mineurs. Puissent les chefs d'entreprise tirer les leçons de ce drame qui a tenu en haleine le Chili, mais aussi la planète. La solidarité sociale du haut vers le bas est plus facile à proclamer qu'à réaliser, car les graves inégalités entre les classes jouent contre elle. En revanche, la solidarité horizontale semble plus naturelle entre gens que rapprochent les conditions de vie.
Oui, on doit se réjouir pour ces 33 mineurs et leurs familles. Mais on doit aussi être critique. D'abord cet éboulement n'aurait jamais dû arriver. Au fond, l'État chilien (et ceux qui ont travaillé au sauvetage) n'ont fait que réparer les pots cassés. On peut même penser que Sebastián Piñera a exploité la situation á son avantage. Confiant (c'est un spéculateur, donc un gambler, quelqu'un qui prend des risques calculés), il fait du sauvetage auquel il croyait -- ses conseillers techniques ont dû le rassurer -- une opération de relations publiques à l’interne et à l’externe. Il a su transformer un fiasco (l'accident) en un succès en en mettant plein la vue (en médiatisant au maximum, en gonflant le suspense) pour le public chilien et international. Il est incroyable que ce sauvetage ait suscité autant d'émoi en direct, en continu. On peut soupçonner la manipulation. Piñera a créé un événement. Sur place ce fut un "reality show". Il a transformé des victimes en héros. Il a joué sur la fibre nationaliste au maximum. Oui le Chili a sauvé "ses 33 mineurs", mais c'est l'incurie, l'irresponsabilité, la cupidité des entreprises et la complicité de l'État qui les a d'abord exposés à la mort.
N'oublions pas qu'il y a eu plus de 191 000 accidents de travail au Chili en 2009, dont 443 morts. Au premier trimestre de 2010, il y eut 155 morts. En matière de sécurité, le Chili n'a pas de raison de pavoiser. On fait grand cas des 33 mineurs sauvés pendant que des travailleurs meurent dans les usines, sur les chantiers de construction, sur les bateaux, dans la forêt. Et que dire des salaires?
Piñera va pouvoir surfer sur la vague quelque temps. Mais j'espère que la réalité va le rattraper et faire craquer cette "image". Il en faudra plus pour transformer le "Chili, inc."
Ayant travaillé deux étés dans un mine dans mon village natal, j'étais sensible au drame et me réjouis du sauvetage. L'émotion passée, il faut voir la réalité comme elle est.
Le parcours de Piñera, son ancrage à droite, ses complicités passées, son idéologie d’entrepreneur qui croit au néolibéralisme, sa quête d’investissements étrangers et de séduction des investisseurs n’augurent en rien d’une transformation du Chili. Plusieurs mineurs ont fait étalage de leur foi, de leur religiosité. Piñera en a ajouté remerciant Dieu pour le succès de cette « libération ». Il a déclaré à plusieurs reprises que ce drame avait changé le Chili. Il ne fait pas de doute que les travailleurs, à commencer par les mineurs, vont réclamer des changements dans les conditions d’exploitation des mines. Cet incident a éveillé la conscience de tous les travailleurs. Oui, sur ce plan, le Chili a changé. Voyons comment et jusqu’où le patronat et l’Etat sauront répondre aux demandes légitimes des travailleurs. Rappelons que le code du travail imposé sous la dictature est toujours en vigueur.
mardi 5 janvier 2010
Que fait Cuba sur la liste des États "terroristes"?
La politique cubaine des États-Unis a été un échec lamentable. Elle n’a jamais atteint son objectif premier : défaire et abattre la révolution qui a triomphé à Cuba en janvier 1959. Plusieurs analystes ont reconnu le fiasco. Des membres du Congrès ont réclamé des changements, ne serait-ce que pour la rendre plus efficace. L’administration Bush avait multiplié les mesures d'hostilité pour réaliser ce que ses devancières n’avaient pas obtenues. On aurait pu attendre mieux de l’administration Obama plus sensible à la complexité des situations, lui qui, en campagne électorale, prônait le dialogue avec les adversaires. Obama a certes annulé en avril 2009 des mesures qui restreignaient singulièrement les voyages et les transferts de fonds à Cuba pour les Cubano-américains vivant aux États-Unis. Mais sur l’essentiel – l’embargo ou le blocus – il a reconduit et maintenu tout l’appareil mis en place par ses devanciers. Ses services continuent d’imposer des amendes aux institutions (sociétés et banques étrangères) et aux particuliers qui violent l’embargo, de refuser des visas à des artistes, à des savants cubains invités à venir aux États-Unis.
Voilà que l’administration Obama inscrit Cuba sur la liste des 14 pays dont les ressortissants seront soumis à des contrôles spéciaux dans les aéroports des États-Unis. Washington inclut Cuba parmi les États qu'il accuse de "soutenir le terrorisme". Rien ne pourrait être plus contraire à la vérité. S’il y a un État qui a souffert du terrorisme depuis 1959, c’est bien Cuba. Ce sont plus de 3000 Cubains qui sont décédés et 2 500 qui sont demeurés handicapés à la suite d'actes de terrorisme perpétrés à Cuba, mais commandités, financés et planifiés depuis le territoire des États-Unis. Les victimes auraient été plus nombreuses sans la vigilance constante des services de sécurité cubains. Un avion de la Cubana de Aviación a explosé en vol au-dessus de la Barbade en 1976, entraînant la mort de 73 passagers. Le cerveau de cet attentat était un agent de la CIA, Luis Posada Carriles, qui vit librement à Miami, malgré ses liens démontrés avec plusieurs autres attentats et complots. Son compère, Orlando Bosch, a bénéficié du pardon de George H. Bush, son ancien patron à la CIA, devenu président des États-Unis. Cuba a souffert non seulement d’attentats, mais aussi de diverses formes de bioterrorisme qui ont consisté à introduire des maladies visant les humains (dengue), les animaux (fièvre porcine) et les plantes (rouille du tabac, de la canne à sucre). Fidel Castro a été la cible de centaines de complots, menés à divers stades, mais qui ont heureusement tous été déjoués. Pour Cuba, l'État "terroriste" par excellence ce sont les États-Unis!
Cuba a toujours dénoncé publiquement les calomnies, les actions et les projets des États-Unis à son encontre. Il n’a jamais baissé la garde, se révélant un adversaire conséquent des agressions de l’empire à son égard et à l’endroit d’autres pays. Mais il n’a jamais soutenu des actions terroristes contre les États-Unis ou un autre pays. Washington l'accuse d'héberger des membres de l'ETA, des FARC, sachant très bien que Cuba les a accueillis à la demande du gouvernement espagnol ou avec l'accord du gouvernement colombien. C'était aussi à la demande du gouvernement canadien que Cuba avait donné asile aux membres du FLQ en 1970. Cuba n'a jamais permis à ces groupes d'utiliser son territoire pour des actions armés contre d'autres pays.
Il y a plus. À plusieurs occasions, Cuba a offert sa collaboration au FBI pour faire obstacle à des complots dont il était la cible. Une information a servi à déjouer un projet d'assassinat contre le président Reagan. Cette collaboration s'est même retournée contre lui. Ainsi cinq de ses agents infiltrés dans les milieux criminels et violents de la Floride ont été arrêtés en 1998 et ont été condamnés à de longues peines de prison, totalisant ensemble plusieurs siècles. Or ils n’avaient commis aucun crime, se limitant à recueillir des renseignements afin de déjouer les crimes que préparaient les "anticastristes". Après le 11 septembre 2001, Cuba a réitéré à plusieurs reprises son offre de collaboration.
Les États-Unis se discréditent en incluant Cuba sur cette liste. Ils visent la mauvaise cible, gaspillant temps et ressources. La mesure, qui relève du profilage, est avant tout une réponse politique. L'inclusion de Cuba sur la liste nuit même à la crédibilité de la mesure. Les aéroports cubains prennent déjà très au sérieux la menace terroriste et ne sauraient servir de tremplin pour frapper les États-Unis. Cibler Cuba relève de la gesticulation hypocrite. L’administration Obama cherche-t-elle en incluant Cuba dans cette liste, sans aucun motif relié à l’objet de ces mesures -- la sécurité --, à justifier son animosité envers La Havane et l’immobilisme de sa politique hostile? Cette inclusion est-elle un geste politique pour rallier ses adversaires, républicains entre autres, à des votes en politique intérieure?
Voilà que l’administration Obama inscrit Cuba sur la liste des 14 pays dont les ressortissants seront soumis à des contrôles spéciaux dans les aéroports des États-Unis. Washington inclut Cuba parmi les États qu'il accuse de "soutenir le terrorisme". Rien ne pourrait être plus contraire à la vérité. S’il y a un État qui a souffert du terrorisme depuis 1959, c’est bien Cuba. Ce sont plus de 3000 Cubains qui sont décédés et 2 500 qui sont demeurés handicapés à la suite d'actes de terrorisme perpétrés à Cuba, mais commandités, financés et planifiés depuis le territoire des États-Unis. Les victimes auraient été plus nombreuses sans la vigilance constante des services de sécurité cubains. Un avion de la Cubana de Aviación a explosé en vol au-dessus de la Barbade en 1976, entraînant la mort de 73 passagers. Le cerveau de cet attentat était un agent de la CIA, Luis Posada Carriles, qui vit librement à Miami, malgré ses liens démontrés avec plusieurs autres attentats et complots. Son compère, Orlando Bosch, a bénéficié du pardon de George H. Bush, son ancien patron à la CIA, devenu président des États-Unis. Cuba a souffert non seulement d’attentats, mais aussi de diverses formes de bioterrorisme qui ont consisté à introduire des maladies visant les humains (dengue), les animaux (fièvre porcine) et les plantes (rouille du tabac, de la canne à sucre). Fidel Castro a été la cible de centaines de complots, menés à divers stades, mais qui ont heureusement tous été déjoués. Pour Cuba, l'État "terroriste" par excellence ce sont les États-Unis!
Cuba a toujours dénoncé publiquement les calomnies, les actions et les projets des États-Unis à son encontre. Il n’a jamais baissé la garde, se révélant un adversaire conséquent des agressions de l’empire à son égard et à l’endroit d’autres pays. Mais il n’a jamais soutenu des actions terroristes contre les États-Unis ou un autre pays. Washington l'accuse d'héberger des membres de l'ETA, des FARC, sachant très bien que Cuba les a accueillis à la demande du gouvernement espagnol ou avec l'accord du gouvernement colombien. C'était aussi à la demande du gouvernement canadien que Cuba avait donné asile aux membres du FLQ en 1970. Cuba n'a jamais permis à ces groupes d'utiliser son territoire pour des actions armés contre d'autres pays.
Il y a plus. À plusieurs occasions, Cuba a offert sa collaboration au FBI pour faire obstacle à des complots dont il était la cible. Une information a servi à déjouer un projet d'assassinat contre le président Reagan. Cette collaboration s'est même retournée contre lui. Ainsi cinq de ses agents infiltrés dans les milieux criminels et violents de la Floride ont été arrêtés en 1998 et ont été condamnés à de longues peines de prison, totalisant ensemble plusieurs siècles. Or ils n’avaient commis aucun crime, se limitant à recueillir des renseignements afin de déjouer les crimes que préparaient les "anticastristes". Après le 11 septembre 2001, Cuba a réitéré à plusieurs reprises son offre de collaboration.
Les États-Unis se discréditent en incluant Cuba sur cette liste. Ils visent la mauvaise cible, gaspillant temps et ressources. La mesure, qui relève du profilage, est avant tout une réponse politique. L'inclusion de Cuba sur la liste nuit même à la crédibilité de la mesure. Les aéroports cubains prennent déjà très au sérieux la menace terroriste et ne sauraient servir de tremplin pour frapper les États-Unis. Cibler Cuba relève de la gesticulation hypocrite. L’administration Obama cherche-t-elle en incluant Cuba dans cette liste, sans aucun motif relié à l’objet de ces mesures -- la sécurité --, à justifier son animosité envers La Havane et l’immobilisme de sa politique hostile? Cette inclusion est-elle un geste politique pour rallier ses adversaires, républicains entre autres, à des votes en politique intérieure?
dimanche 3 janvier 2010
La paternité du président Lugo
Fernando Lugo a été élu à la présidence du Paraguay en avril 2008 et dirige le pays depuis le 15 août 2008. Soutenu par une coalition très large, l’Alianza Patriótica para el Cambio (APC), il a dû son succès à son travail comme pasteur engagé auprès des travailleurs et des paysans à l’époque où il était évêque du diocèse le plus pauvre du pays. Le Vatican l’a démis de sa charge épiscopale, à sa demande, puis l'a ramené à l'état laïque après son élection. Sa victoire a mis fin à 61 ans d'appropriation de la présidence par le parti Colorado, ce même parti qui avait cautionné la dictature du général Alfredo Stroessner de 1954 à 1989. Élu sur un programme progressiste, Lugo, qui ne dispose pas d’un parti propre, fait maintenant face à une formidable opposition au parlement. Certains analystes évoquent la possibilité qu’il puisse connaître le même sort que Manuel Zelaya, le président hondurien destitué par un coup d’État « légal ».
Ce qui retient l’attention des médias internationaux, c’est moins ses projets de réforme et les réactions qu’ils suscitent chez tous ceux qui auraient à perdre, par exemple, d’une réforme agraire, qu’une histoire de mœurs. Les médias locaux et internationaux font leurs choux gras de la supposée paternité généreuse de l'ex-évêque. Fernando Lugo a reconnu en avril 2009 être le père d’un garçon de deux ans, fils d’une femme âgée de 25 ans. Puis en novembre, sa nièce a parlé d’une fille âgée de 19 ans. Les médias s'emploient à lui trouver d'autres enfants. La presse évoque la possibilité qu’il ait procréé 17 enfants. Des demandes pour des tests d’ADN ont été déposées par des femmes. Certaines les ont retirées par la suite, disant avoir été soumises à des pressions par des avocats pour effectuer ces demandes.
On peut déplorer la conduite de l’ecclésiastique Lugo qui a enfreint des règles d’abstinence sexuelle propre à son état. Qui suis-je pour lui jeter la pierre, moi qui rejette cette position de l’Église, une position qui n’est apparue qu’après l’an mil. Comme historien, je sais aussi combien l’Église a exploité le péché et la répression de la sexualité comme moyen d’asseoir son contrôle des esprits. Lugo fut-il hypocrite dans sa conduite publique : dénonçant la sexualité des autres, tout en soumettant des jeunes femmes à ses pulsions? Seule une connaissance de sa pastorale, de ses sermons, permettrait d’en juger. Une chose est sûre : c’est par la dénonciation du péché social (l’injustice, la pauvreté) qu’il s’est illustré.
Indépendamment de ce que fut la conduite sexuelle de Fernando Lugo alors qu'il était évêque, on doit voir dans cette campagne une tentative de la part de la droite pour le discréditer et l'empêcher de se consacrer à ses tâches de président.
Cet épisode interpelle cependant l'historien dans la mesure où il révèle un comportement masculin profondément ancré au Paraguay depuis le 16e siècle. On disait que cette région autour d'Asunción qu’elle était le "paradis de Mahomet" en raison des unions de fait et les nombreuses naissances illégitimes résultant des amours entre les conquérants et colons espagnols et les femmes guaranis. La guerre de la Triple Alliance (1864-1870) – opposant le Brésil, l’Uruguay et l’Argentine au Paraguay -- a fourni un autre contexte tout à fait singulier. Plus des trois quarts de la population paraguayenne y perdit la vie. Il restait très peu d’hommes parmi les 300 000 survivants. Les hommes survivants transformèrent donc leur fonction reproductive en devoir patriotique. Comme pour le Larousse, on peut dire qu’ils semèrent « à tous vents ».
Ce comportement a perduré. Le Paraguay est un cas extrême. Sept Paraguayens sur 10 n’ont pas de père reconnu. Le tiers des ménages ont une femme pour chef unique. Le père féconde, la mère accouche et élève. Le président Lugo est en bonne compagnie : des 52 présidents qu’a eus le pays, huit étaient des fils illégitimes et 17 ne reconnurent pas leur progéniture. Lugo peut donc donner l’exemple en reconnaissant ses enfants (à coup de tests d’ADN) et en versant des pensions. On peut penser que c’est son état passé qui l’empêche de jouer franc jeu dans cette démarche. Il devrait plutôt aller au bout de sa démarche et contribuer à changer les hommes pour en faire des pères responsables. Un groupe musical a lancé une chanson qui est devenue un tube. On y chante : « Lugaucho a du cœur, mais il n’a pas de capote ». Lugo s’est comporté comme un gaucho, l’homme des campagnes.
Ce qui retient l’attention des médias internationaux, c’est moins ses projets de réforme et les réactions qu’ils suscitent chez tous ceux qui auraient à perdre, par exemple, d’une réforme agraire, qu’une histoire de mœurs. Les médias locaux et internationaux font leurs choux gras de la supposée paternité généreuse de l'ex-évêque. Fernando Lugo a reconnu en avril 2009 être le père d’un garçon de deux ans, fils d’une femme âgée de 25 ans. Puis en novembre, sa nièce a parlé d’une fille âgée de 19 ans. Les médias s'emploient à lui trouver d'autres enfants. La presse évoque la possibilité qu’il ait procréé 17 enfants. Des demandes pour des tests d’ADN ont été déposées par des femmes. Certaines les ont retirées par la suite, disant avoir été soumises à des pressions par des avocats pour effectuer ces demandes.
On peut déplorer la conduite de l’ecclésiastique Lugo qui a enfreint des règles d’abstinence sexuelle propre à son état. Qui suis-je pour lui jeter la pierre, moi qui rejette cette position de l’Église, une position qui n’est apparue qu’après l’an mil. Comme historien, je sais aussi combien l’Église a exploité le péché et la répression de la sexualité comme moyen d’asseoir son contrôle des esprits. Lugo fut-il hypocrite dans sa conduite publique : dénonçant la sexualité des autres, tout en soumettant des jeunes femmes à ses pulsions? Seule une connaissance de sa pastorale, de ses sermons, permettrait d’en juger. Une chose est sûre : c’est par la dénonciation du péché social (l’injustice, la pauvreté) qu’il s’est illustré.
Indépendamment de ce que fut la conduite sexuelle de Fernando Lugo alors qu'il était évêque, on doit voir dans cette campagne une tentative de la part de la droite pour le discréditer et l'empêcher de se consacrer à ses tâches de président.
Cet épisode interpelle cependant l'historien dans la mesure où il révèle un comportement masculin profondément ancré au Paraguay depuis le 16e siècle. On disait que cette région autour d'Asunción qu’elle était le "paradis de Mahomet" en raison des unions de fait et les nombreuses naissances illégitimes résultant des amours entre les conquérants et colons espagnols et les femmes guaranis. La guerre de la Triple Alliance (1864-1870) – opposant le Brésil, l’Uruguay et l’Argentine au Paraguay -- a fourni un autre contexte tout à fait singulier. Plus des trois quarts de la population paraguayenne y perdit la vie. Il restait très peu d’hommes parmi les 300 000 survivants. Les hommes survivants transformèrent donc leur fonction reproductive en devoir patriotique. Comme pour le Larousse, on peut dire qu’ils semèrent « à tous vents ».
Ce comportement a perduré. Le Paraguay est un cas extrême. Sept Paraguayens sur 10 n’ont pas de père reconnu. Le tiers des ménages ont une femme pour chef unique. Le père féconde, la mère accouche et élève. Le président Lugo est en bonne compagnie : des 52 présidents qu’a eus le pays, huit étaient des fils illégitimes et 17 ne reconnurent pas leur progéniture. Lugo peut donc donner l’exemple en reconnaissant ses enfants (à coup de tests d’ADN) et en versant des pensions. On peut penser que c’est son état passé qui l’empêche de jouer franc jeu dans cette démarche. Il devrait plutôt aller au bout de sa démarche et contribuer à changer les hommes pour en faire des pères responsables. Un groupe musical a lancé une chanson qui est devenue un tube. On y chante : « Lugaucho a du cœur, mais il n’a pas de capote ». Lugo s’est comporté comme un gaucho, l’homme des campagnes.
samedi 2 janvier 2010
La bataille autour de la mémoire au Chili
Je reviens d'un court séjour au Chili où j'accompagnais un groupe de touristes québécois. Notre guide local (né vers 1963) a abordé à quelques reprises l'expérience de l'Unité populaire et celle de la dictature. Son interprétation, tout en reconnaissant qu'elle n'était pas partagée par tous les Chiliens, n'était pas favorable à l'Unité populaire. Elle a indisposé quelques voyageurs sensibilisés à la question au moyen, entre autres, des textes qui fuguraient dans le recueil que j'avais préparé et remis avant le voyage. J'ai jugé bon de m'exprimer sur le sujet dans le texte qui suit.
(mausolée de S. Allende, Cementerio General, Santiago)
L’épisode du gouvernement de l’Unité populaire (1970-1973) a divisé les Chiliens pendant et encore plus après. Salvador Allende avait été élu avec 36,5 % du vote populaire. Un tiers de l’électorat avait donc voté contre lui, pour le candidat de la droite, Jorge Alessandri. La droite a tenté d’empêcher que le Congrès ne le désigne président, notamment en enlevant un général (Schneider) connu pour ses positions constitutionnalistes.
Les politiques de l’UP ont divisé les Chiliens, mais la réaction à ses politiques a encore fait plus de mal. La réaction visait à déstabiliser le gouvernement et à lui arracher des électeurs aux élections de mi-mandat en mars 1973. Ce fut un échec puisque l’UP améliora sa représentation. Dès lors, le coup d’État devint la seule voie pour le chasser du pouvoir.
Le coup d’État et la dictature ont laissé de profondes cicatrices chez les Chiliens. Plus de 35 ans plus tard, les Chiliens sont divisés sur le passé encore plus que sur le présent. Car une majorité voudrait oublier ce passé au nom d’une « Réconciliation ». D’autres exigent la vérité, des réparations; ils entretiennent la mémoire.
Le Chili actuel est engagé dans un difficile processus de réconciliation nationale. Cela concerne les partis. La Concertation réunit deux partis qui furent des adversaires sous l’UP (le Parti socialiste et la Démocratie chrétienne), mais le Parti communiste n’en fait pas partie.
Toute commémoration rappelle les divisions du passé. En 2003, le gouvernement avait prévu deux cérémonies, le 10 sept. pour évoquer le souvenir d’Allende en tant que défenseur des institutions démocratiques et le 11 sept. pour célébrer les valeurs républicaines.
Mais les anniversaires peuvent fournir l’occasion d’une autocritique. Des dirigeants du MAPU et du PC (qui firent partie de l’UP) ont reconnu des erreurs : avoir tenté une transformation du Chili sans disposer d’une majorité, avoir tenu des discours incendiaires sur la lutte de classes. La droite est plus engoncée. La Marine a reconnu récemment que la torture avait été pratiquée sur le navire-école Esmeralda.
Un documentaire tourné par des étudiants en journalisme, El diario de Agustin, a rappelé le rôle qu’avait tenu le doyen des journaux chiliens C’est une enquête sur les mensonges, les silences complices et la désinformation du quotidien El Mercurio à travers certains épisodes des 40 dernières années : par ex., l’affaire des 119 disparus qu’on a voulu faire passer pour des victimes de règlements de compte au sein des gauchistes, la militante communiste Marta Ugarte transformée en victime d’un meurtre passionnel, dans les deux cas des opérations pour camoufler des assassinats politiques auxquels participèrent des journalistes, agents volontaires et complices des services de sécurité de la dictature (DINA).
Selon les chiffres officiels, divulgués lors d’enquêtes après 1990, 3186 personnes ont été tuées par la dictature, y compris 1197 disparues. Steve Stern cite un autre bilan (Remembering Pinochet’s Chile. 2004, xxi) : entre 3500 et 4500 morts ou disparus, entre 150 000 et 200 000 détenus pour motifs politiques, plus de 400 000 individus torturés.
Deux Chiliens sur cinq croient pourtant que le coup d’État fut une « mission de sauvetage », une attitude que reflétait notre guide chilien qui se déclarait pourtant « apolitique ». Cette attitude n'est pas seulement celle de ceux qui comprennent où se situent leurs intérêts. Elle découle d'un travail effectué par la dictature qui a su susciter une adhésion chez ceux qui ne furent pas les vainqueurs. Il y eut manipulation de la mémoire, en bloquant l’accès à l’information, en effaçant les traces. Le régime Pinochet utilisa des euphémismes, recourut au mensonge, à la propagande. Les médias (tels Mercurio) ont pu servir de relais à l’État, plus puissants encore, car en apparence plus neutres. L’application de la grille binaire a joué son rôle en opposant les bons/les mauvais, la liberté/les subversifs.
Pour l’historien que je suis, il est impossible d’être neutre devant des événements et un processus aussi extrêmes. Chaque camp a commis des erreurs, a contribué au dénouement, mais en fin de compte on doit porter un jugement en fonction de normes fondées sur la justice, le droit, la morale. Or sur ce plan Allende et Pinochet ne peuvent être renvoyés dos à dos, l’Unité populaire ne peut être assimilée à son contraire, la dictature, avec son cortège d’assassinats, ses répressions, ses privatisations. L’Unité populaire a voulu améliorer le sort des plus pauvres, des travailleurs, etc. Si ses politiques n’ont pas atteint leur objectif, ce fut d’abord et avant tout en raison de la réaction égoïste des puissants et de ceux qui les suivirent faute d’avoir compris qu’ils soutenaient des profiteurs, qu'ils défendaient des intérêts étrangers, voire contraires, à long terme tout au moins, aux leurs et à ceux de la majorité.
Depuis le retour à la démocratie (en 1990), une ouverture s’est faite. Les deux premiers gouvernements ont préféré mettre l’accent sur l’économie. Le gouvernement Lagos (2002-2006) déclara : « No hay mañana sin ayer » (pas de demain sans hier). Michelle Bachelet alla plus loin : elle annonça la création du Musée national de la mémoire, dont l’inauguration se fera en 2010. On fournit un support matériel à la mémoire en reconnaissant des « lieux de mémoire ». Parmi les lieux de mémoire, on érigea une statue à Allende sur Plaza de la Constitución aux côtés des statues de Frei, d’Alessandri, de Portales. La droite accepta à condition qu’on érige une statue à Jaime Guzmán, idéologue du régime Pinochet (inaugurée en oct. 2008).
La mort de Pinochet le 11 novembre 2006 (ironiquement, en cette journée des droits de la personne!) vit deux manifestions opposées mais séparées: marche de deuil pour ses fidèles et célébrations de joie pour ses opposants.
La « Réconciliation » est un terme controversé, banni du vocabulaire politique à partir de 2003, au profit de « réparations ». Le déficit de justice est trop grand. Selon les chiffres auxquels l'agence AP a eu accès, 769 agents ont été poursuivis pour assassinat et autres violations des droits de l'Homme pendant ces années. Or au 31 août 2009, il avait eu seulement 276 condamnations. Des conscrits sont disposés à parler en échange de la clémence (suivant le principe de l’« obéissance due »). Ces témoignages aideraient à retrouver les dépouilles des morts et disparus (moins de 8 % ont été retrouvés [moins de 250 sur 3200 disparus selon les organismes].
L’organisation « Hijos » rassemble des enfants d’ex-prisonniers politiques, morts ou disparus. Elle s’opposa par une grève de faim au pacte d’impunité qu’avait offert le prés. Lagos en échange de témoignages. Le groupe Funa se veut une réponse à l’impunité, enquêtant pour démasquer des bourreaux qui vivent dans l’impunité (on affiche la photo du funao sur sa maison ou son lieu de travail avec une description du crime, à l’occasion d’une marche. On vise à le faire ostraciser par ses voisins). La Funa a ainsi démasqué l’assassin de Victor Jara, Edward Dimter Bianchi. Victor Jara, le chanteur engagé qui fut torturé et assassiné par la junte, a reçu une sépulture officielle en décembre 2009, 36 ans après son meurtre.
L’histoire enseignée est souvent un révélateur des problèmes qu’a une société avec sa mémoire et son passé. Au Chili, sous la dictature, le cours d’histoire s’arrêtait en 1969. Or après 1990, le gouvernement a tenté d’accoucher d’une version de la période 1970-1973 qui fasse consensus et qui aide à la cohésion, mais il s’est heurté à la droite, à l’Église et aux forces armées. On n’a pu s’entendre sur un contenu minimal obligatoire. Le manuel de 6e (primaire) propose une version châtrée : il y avait crise, polarisation, il y eut intervention militaire, interruption de la vie démocratique. Et encore là la droite protesta!
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