Ma perspective

Historien spécialiste de l'Amérique latine, j'observe l'actualité en y appliquant, quand la situation s'y prête, deux démarches concurrentes et complémentaires: une lecture historique du présent et une lecture politique du passé.

vendredi 12 novembre 2010

L’Amérique latine marque un bicentenaire

Plusieurs pays d’Amérique latine ont célébré en 2010 le bicentenaire de leur indépendance. Dans la grande majorité des cas, ce qui se produisit en 1810 ne fut qu’une étape dans un processus qui mena à l’indépendance. L’indépendance ne fut déclarée que plusieurs années plus tard, en 1813, en 1816, en 1818, en 1821, selon les pays. Il fallut parfois des années avant que cette déclaration ne devinsse exécutoire, irréversible, par la défaite des forces qui s’opposaient à la rupture des liens avec la métropole. L’Espagne mit en outre des années, sinon des décennies, à reconnaître les nouveaux États issus des anciens vice-royaumes d’outre-mer.

Le texte qui suit a été présenté à une conférence organisée par José del Pozo à l’UQÀM le 8 novembre 2010 : « À 200 ans de l’indépendance de l’Amérique latine ». Y participèrent Jean-François Bélisle, Dép. d’histoire, Université d’Ottawa, « Mémoire et histoire : les indépendances furent-elles des révolutions? »; Claude Morin, Dép. d’histoire, Université de Montréal. « De l’autonomie à l’indépendance : les indépendances furent-elles prématurées? »; José del Pozo, Dép. d’histoire, UQÀM. « Amérique latine, de la naissance dans la fraternité à la fragmentation. Pourquoi le rêve bolivarien ne s’est pas réalisé? »

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Claude Morin
« De l'autonomie à l'indépendance: les indépendances furent-elles prématurées? »

Résumé
Il y a d'abord la crise de la monarchie espagnole découlant de l'occupation de l'Espagne. Cela pose le problème de l'autorité et de la représentation: qui est dépositaire de l'autorité? Les créoles réclamaient l'autonomie au sein de l'empire. La métropole ne voulut pas faire de concessions pour reconnaître une égalité. Un enchaînement de circonstances et une maturation des idées menèrent à la proclamation de l'indépendance suivant une chronologie variable. L'indépendance n'était pas au départ, mais elle est l'aboutissement d'un enchaînement. Je crois que les indépendances proclamées entre 1810 et 1824 furent prématurées. De là découlent bien des maux qui affligèrent l'Amérique latine au XIXe siècle.
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Mon intervention reprend une vieille idée et la revisite en faisant appel à des travaux récents. En 1964, P. Chaunu, dans un chapitre de son ouvrage, L’Amérique et les Amériques, comparait deux processus d’indépendance, celle des États-Unis et celle de l’Amérique latine. Il concluait, avec son sens aigu de la formule, que l’indépendance de l’Amérique latine était une « erreur chronologique ». Elle s’était faite à contretemps, au mauvais moment. « Quand la rupture surgit, rien n’est prêt. Il faut un concours extravagant de circonstances pour déchaîner la série de guerres civiles que sont en Amérique hispanique les guerres d’indépendance. » (p. 204) D’où la question qui coiffe mon intervention : les indépendances furent-elle prématurées?

Des travaux récents (José Carlos Chiaramonte, Jaime Rodríguez, José María Portillo) sont venus conforter cette idée. C’est le processus de crise et de fracture de la monarchie espagnole qui rendit possible la naissance des nations latino-américaines. La nation découlerait de l’indépendance plutôt qu’elle n’en constituerait l’origine. Cette position prend à revers la position des historiens « patriotiques » du XIXe siècle qui partaient de l’idée que la nation préexistait à l’indépendance. Ces derniers expliquaient la rupture comme la libération du joug colonial, et particulièrement face aux abus les plus dérangeants nés du réformisme bourbonien.

Ces auteurs ont mis en lumière l’importance centrale qu’occupe la notion d’autonomie dans le processus qui aboutit aux indépendances. Plus que la liberté, les créoles recherchaient l’égalité. Voici comment l’un des auteurs, Jaime Rodríguez, décrit la situation: “L’égalité était le principe sur lequel insistaient les leaders du Nouveau Monde dans la période consécutive à la crise de la Monarchie espagnole en 1808. En fait, la majorité de ces leaders réclamaient l’égalité plutôt que l’indépendance. Ils recherchaient l’autonomie et non la séparation d’avec la Couronne espagnole. Cette distinction est cruciale parce que lorsque les documents de l’époque emploient le mot « indépendance », ils entendent généralement « autonomie ». C’est seulement quand le gouvernement en Espagne refusa de reconnaître leur demande pour l’autonomie que la majorité des Américains optèrent pour l’émancipation. »

Mais revenons au théâtre et aux événements qui enclenchent le processus.

Le théâtre, c’est l’Europe à l’époque des guerres révolutionnaires et napoléoniennes. L’Espagne subit les contrecoups de ces guerres. Les liaisons maritimes sont perturbées avec ses colonies. L’état des finances publiques impose des ponctions additionnelles sous la forme d’impôts forcés. En 1808, les troupes napoléoniennes occupent la péninsule. Charles IV doit démettre son ministre Godoy accusé d’être un afrancesado (francophile). Puis il abdique au profit de son fils Ferdinand VII; celui-ci, fait prisonnier par les Français, doit à son tour abdiquer au profit de Joseph Bonaparte. Les élites et les Conseils accepteraient ce transfert, mais le peuple espagnol réagit. Il s’insurge contre l’usurpateur et l’occupant français. Une crise du pouvoir s’ensuit. L’autorité venait du Roi. Les lois étaient royales. Or la monarchie se retrouve désormais sans monarque légitime. Le vide donne lieu à des manifestations de diverses tendances. Des juntes se forment dans les villes espagnoles. Ces institutions provisoires rejettent la légalité de la cession du pouvoir royal des Bourbons à Napoléon. Elles se considèrent dépositaires de la souveraineté des rois. Ces juntes n'étaient pas des instruments révolutionnaires puisque leurs objectifs étaient conservateurs.

Le problème de vacance du pouvoir se pose également mais différemment en Amérique. Qui est dépositaire de l’autorité, de la souveraineté? Mais surtout quelle est la relation qui doit s’établir entre les institutions en Amérique et les juntes en Espagne? Tous les acteurs répudient l’usurpation et déclarent leur loyauté envers Ferdinand VII. Mais il y en a qui entendent profiter des événements pour négocier les termes de la dépendance avec la métropole. Le contexte s’y prête à plus d’un titre. Les événements en Europe alimentent en effet un climat d’effervescence déjà fortement animé par la circulation des idées, les tentatives de réformer l’administration dans les colonies américaines (et le mécontentement que suscitent les réformes bourboniennes). Entre 1808 et 1810, on assiste dans les territoires américains à une succession de gestes politiques nouveaux : des réunions de citoyens dans certaines municipalités (les cabildos), des complots contre les autorités, des élections de délégués aux juntes en Espagne. Les conseils municipaux jouent un grand rôle car ils sont un embryon de gouvernement représentatif. Les autorités en place collaborent ou résistent. Les principaux acteurs sont des créoles: des intellectuels, des ecclésiastiques, des juristes, des marchands, des officiers. Ces acteurs souhaitent participer davantage au gouvernement local face à la prépondérance des péninsulaires. Les péninsulaires se retrouvent très majoritairement dans le camp des inquiets, des opposants. Ils défendent le statu quo qui les avantage. D’un côté, il y a les autonomistes, de l’autre, les absolutistes.

En somme, la première réponse en Amérique aux événements en Espagne est de nature loyaliste. La captivité du Roi autorise l’exercice du pouvoir en son nom. Les créoles invoquent l’idée d’un pacte. Ce pacte les lient avec le Roi et non avec des institutions nouvelles (conseil de Régence, Junta Central de Séville), ni avec la nation espagnole. Les créoles voulaient neutraliser les prétentions des péninsulaires et détenir le contrôle des affaires locales, à la façon des habitants de chaque royaume en Espagne. Ce n’est pas un saut dans le futur, mais un retour au passé, aux traditions, aux fueros. On se situe dans une ligne autonomiste. On discute de la « vieille constitution », on retourne aux textes et pratiques du Moyen Âge, avant la centralisation dans la péninsule, donc avant la conquête; en Amérique, on se souvient de l’autonomie qui régnait avant les réformes bourboniennes. Il n’est pas question de rompre le lien colonial ni d’abolir la monarchie au profit de la république. Les acteurs n’ont pas l’impression de faire une « révolution ».

On a un beau cas au Río de la Plata. Ce que l’on a appelé “la Révolution de Mai” (25 mai 1810) ne fut pas à ses débuts un mouvement d’indépendance. La majorité des participants se limitait à obtenir dans l’immédiat la plus grande autonomie possible pendant qu’elle attendait le dénouement final de la crise en Espagne. Prudemment, ils gardaient toutes les options ouvertes. On agissait en représentation de la souveraineté du monarque. L’indépendance ne résulta pas d’un projet. On en vint à proclamer l’indépendance en 1816 en réaction à des circonstances dérivées de la crise de la monarchie espagnole engagée en 1808 et sous la pression de José de San Martín qui travaillait à former à Mendoza une armée pour libérer le Chili. Le gouvernement formé en mai 1810 était provisoire. Les acteurs n’étaient pas conscients qu’il faisait un pas vers l’indépendance.

Pourtant, moins de 20 ans plus tard, toute l’Amérique espagnole, à l’exception de Cuba et de Puerto Rico, aura déclaré son indépendance et formé plusieurs républiques. Et le mouvement de fragmentation se poursuivra jusque vers 1840.

Le processus qui a mené à l’indépendance à partir de 1810 a connu des variations. L’Amérique espagnole était diverse en dépit de son appartenance à un même système. Cette diversité lui venait de la position hiérarchisée des parties dans l’empire : ainsi la Nouvelle-Espagne et le Pérou n’étaient pas le Río de la Plata. La diversité tenait également ou plus à la composition socio-ethnique des territoires : ainsi la composante africaine (et l’esclavage qui s’y rattachait) était très importante dans les territoires de la Caraïbe; ailleurs c’était la composante autochtone. La peur sociale des dominants fut une variable clé. Les élites créoles au Pérou avaient vécu vers 1780 un grand soulèvement indo-métis.

On peut distinguer deux théâtres en Amérique. Au cœur de l’empire, dans les deux vice-royautés les plus anciennes et les plus riches, l’indépendance sera postérieure à 1820. Elle résultera au Mexique d’un pacte, d’une coalition (le Plan d’Iguala) comptant des monarchistes, des républicains, des rebelles, des constitutionnalistes. Le Pérou sera libéré grâce à l’intervention d’armées venues du nord (Venezuela) et du sud (Argentine, Chili). Au Nord et au Sud, à la périphérie, l’indépendance sera acquise un peu plus tôt, à compter de 1816, mais à travers des guerres qui prennent souvent l’allure de guerres civiles.

Un moment important sur la route de l’indépendance est la Constitution espagnole de 1812. La constitution de Cadix montre un malentendu. En Espagne, les libéraux voient en elle le cadre pour une monarchie constitutionnelle où le gouvernement se veut représentatif d’une nation formée d’individus. On convoque à des élections à l’échelle de l’empire. En Amérique, la lecture est différente. Les élites créoles rêvaient de devenir des membres égaux d’une fédération hispanique. Les autonomistes considéraient l’empire comme un ensemble de royaumes. Or les libéraux espagnols les traitent en inférieurs. Les Américains n’ont pas une représentation égale aux Cortés, car le nombre de délégués américains ne correspond pas à la population. Mais en même temps, signe du poids du passé, les Américains élisent leurs délégués selon une logique corporatiste (en fonction du statut) plutôt que libérale (un individu/un vote). Cela favorisera l’élection des vieilles élites. Un effet durable de la constitution de 1812, comme l’ont démontré les travaux d’Antonio Annino, est la montée des pouvoirs locaux (les pueblos). Les institutions locales, parce qu’elles sont élues, se considèrent souveraines. Les futurs États nationaux devront se construire en limitant cette forme de citoyenneté active. Ils devront se construire face à des territoires qui prétendent à une autonomie. Voila la source d’un grand paradoxe.

Je terminerai par quelques considérations sur l’indépendance du Mexique. D’une part, il se trouve que c’est le pays que je connais le mieux. D’autre part, le Mexique offre une particularité : à l'époque des guerres d'indépendance en Amérique espagnole, le Mexique est seule région d'Empire où ces guerres démarrent et persistent par une participation massive (et violente) des ruraux. L’indépendance fut proclamée deux fois, en 1813 et en 1821. Entre les deux il y a une discontinuité que l’historiographie et la rhétorique officielles a cherché à occulter.

Les événements de 1808 divisent les diverses autorités et pouvoirs. Un groupe mené par l’Ayuntamiento de Mexico et le vice-roi prétend gouverner au nom de Ferdinand VII. Mais un autre groupe, formé de péninsulaires, autour de l’Audiencia, organise un coup d’État, arrête le vice-roi et ses partisans, au profit d’un vice-roi émanant des autorités espagnoles. Les autonomistes se sentent persécutés et conspirent pour le rétablissement d’un gouvernement provisoire dans lequel les créoles et les péninsulaires seraient également représentés.

Découverts par les autorités absolutistes, les conspirateurs improvisent une insurrection en septembre 1810. C’est l’origine du Grito, ce rituel qui inaugure annuellement la célébration de l’indépendance. De fait, l’insurrection de 1810 s’alimente à deux projets contrastés, sinon opposés. Les patriotes créoles, en lutte contre les péninsulaires, mobilisent les masses, faute de mieux, après que le complot fût éventé. Au départ il s’agit plus d’une quête d’autonomie que d’un projet d’indépendance qui ne sera énoncé qu’en 1813, même s’il y a parmi eux des patriotes qui aspirent à s’emparer de l’État et en maîtriser les attributs. Les rebelles populaires pour leur part n’ont pas les mêmes références. Ce sont essentiellement des ruraux, alors que les créoles sont des citadins. Pour les premiers, l’autorité prend la forme d’un monarque qu’ils voient circuler parmi eux. Le roi est un protecteur á qui ils peuvent faire appel dans leurs différends avec les puissants. Leur vision du monde est communautaire. Le sentiment patriotique, national ne les habite pas. Leur violence, de nature prépolitique, s’abat sur l’élite et particulièrement sur les péninsulaires, mais des créoles en font également les frais. Ils contestent les bouleversements qu’ils subissent en rapport avec les réformes bourboniennes qui attentent à des droits et pratiques traditionnels. L’insurrection ferait donc converger ou juxtaposer deux mouvements. On a affaire «en bas» à un mouvement millénariste, traditionaliste, passéiste, alors qu’«en haut», les créoles sont portés vers l’avenir, la nation, la république, la citoyenneté, une nouvelle source de légitimité. Devant la violence populaire, la majorité des créoles prendront peur et appuieront les forces royalistes dans l’écrasement de l’insurrection.

L’insurrection fut à court terme un échec consumé dès 1815 : seules subsistaient en 1820 quelques poches de résistance assimilée à du banditisme. L’indépendance sera proclamée en 1821 par une coalition (réunie dans le Plan d’Iguala) qui voulait marginaliser les insurgés politiques et exclure ceux qui avaient lutté pour les autonomies populaires durant près d’une décennie. Le Plan d’Iguala unissait les dominants, des péninsulaires, des officiers, des propriétaires, des intellectuels. Vicente Guerrero, le dernier chef rebelle, apportait une caution populaire. Le Plan d’Iguala permit une transition ordonnée à un gouvernement mexicain, mais il prétendait mettre sur la touche les rebelles populaires et limiter la participation populaire dans l’exercice de la souveraineté. L’indépendance de 1821 découla d’une union basée sur l’exclusion des communautés et de ceux qui avaient menacé la propriété et l’ordre à partir de 1810.

Les luttes que connut le Mexique après 1821 pour forger une structure politique, pour équilibrer les pouvoirs central, régionaux et locaux, pour créer la richesse et améliorer le sort du peuple, pour résoudre les conflits culturels furent davantage un héritage de l’insurrection dans les forces qui l’animaient qu’elles ne dérivèrent de l’indépendance forgée par le pacte d’Iguala. L’insurrection avait révélé la peur que les rebelles d’en bas pouvaient faire naître chez les dominants. Vainqueurs, les créoles mexicains s’en prendront aux communautés, vestiges d’un passé qu’ils veulent abolir pour assurer le progrès. Ce sera source de plusieurs révoltes jusqu’à la Révolution de 1910. L’autonomie municipale, en reflux depuis 1860, fut une des réclamations de la Révolution de 1910. Le Plan de San Luis Potosí, lancé par Francisco Madero, avait trois points : « sufragio efectivo, no reelección, municipio libre ».

Conclusion

L’indépendance des colonies espagnoles est la conséquence d’un concours de circonstances politiques et militaires en Europe qui produisent des effets en Amérique. Certes ces événements produisent un effet d’accélération. Mais on ne peut dire qu’elle est le couronnement d’un processus de maturation politique. La volonté de rupture est plutôt un aboutissement imprévu. La conscience nationale est limitée en 1810 à une minorité créole d’autant plus timorée qu’elle trouve devant elle des masses hétérogènes incontrôlables. Les créoles du Pérou le savent bien ayant le souvenir des soulèvements de 1780-81. Les créoles du Mexique en feront l’expérience avec l’insurrection populaire que dirigèrent Miguel Hidalgo et José Morelos. Le sentiment national mettra du temps, plus d’un siècle, à se forger et à devenir une réalité collective, populaire. L’éducation y contribuera beaucoup, puis l’avènement des médias de masse, tels le cinéma, la radio.

Je crois que les indépendances proclamées entre 1810 et 1824 furent prématurées. Elles n’étaient pas portées par un projet capable de rallier les majorités et de représenter leurs intérêts. Seule une minorité était en position d’en tirer parti. De là découlent bien des maux qui affligèrent l'Amérique latine au XIXe siècle. Des gouvernements illégitimes, une instabilité endémique, des finances publiques hypothéquées par des guerres internes, le caudillisme, des élites socialement irresponsables, le racisme à l’endroit des peuples de couleur, une obsession pour imiter les institutions et les modes d’ailleurs.

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